• La mémoire oubliée

     

    Plus de café à Champbourg, le dernier a fermé il y a trois ans, son enseigne est encore en place mais elle pend lamentablement, c’était pratique pour avoir des renseignements. Je tourne deux fois sur la petite place, Roger Pierret m’a décrit la maison des Mazard, très délabrée et située en face de la mairie, je n’en vois qu’une.

    Je descends, j’avise un vieux monsieur appuyé sur sa canne.

    -C’est bien la maison de la famille Mazard ?

    -C’était, elle va bientôt s’effondrer.

    La toiture est gondolée, les volets en bois ouverts sont en piteux état, les vitres cassées, la courette est envahie de ronces et d’orties,

    -Plus personne, à part des fantômes.

    -Des fantômes ?

    -Oui, j’ai déjà vu des lumières danser la nuit, des revenants j’vous dis.

    Un autre Champbourgeois s’approche.

    -On visite Champbourg monsieur Passy ?

    Je reconnais l’homme, c’est un ancien instituteur, il a travaillé pour la Gazette Républicaine durant plusieurs années comme correspondant local.

    -Vous regardez cette ruine, c’est un mémoire perpétuelle, une sorte d’épine dans le cœur des habitants, vous êtes au courant ?

    -Oui j’ai appris ce qui s’est passé ici, vous étiez déjà à Champbourg à cette époque?

    -Oui, je suis venu ici en 43, mon premier et unique poste, le père Mazard était tâcheron, un touche-à-tout, il travaillait souvent dans les fermes mais il était capable de faire des travaux de maçonnerie et de menuiserie, la mère était discrète, elle faisait des ménages, à l’école, à la mairie et chez les Pierret.

    -Et les enfants ?

    -L’aîné était un brave garçon, un peu, comment vous dire, demeuré.

    -Bouboule ?

    -Oui, vous êtes au courant, les boches l’ont abattu dans la forêt, les sauvages, pour un simple geste, il travaillait comme veilleur de nuit à la scierie Vernat d’Oberville, ensuite les soldats sont revenus ici et ont embarqué toute la famille Mazard.

    Je comprends que c’est la version véhiculée dans le village, Auguste Pierret n’a jamais dévoilé la vérité, mais je suppose que les résistants qu’il a prévenus, enfin ceux qui ont survécu la connaissent aussi, tout comme le notaire et son clerc, les secrets sont bien gardés dans les campagnes.

    -Les trois autres enfants ?

    -Margot, la jeune fille avait à peine 18 ans, elle était domestique, également chez les Vernat comme Bouboule, Marcel avait 17 ans, apprenti charpentier dans une entreprise du secteur, agile et malin comme un singe.

    -Le plus jeune ?

    -Il était mon élève, il terminait sa scolarité et je le préparais pour le certificat d’études en étant pratiquement certain qu’il serait premier du canton, un garçon d’une grande intelligence, il apprenait ses leçons en une seule lecture, j’aurais bien aimé qu’il continue ses études, nous aurions trouvé l’argent nécessaire pour payer les frais de pension, le Maire était partant.

    Monsieur Langlois soupire.

    -Vous n’avez jamais su ce qu’était devenue la famille ?

    -Ils sont morts dans un camp nazi sans aucun doute, comme beaucoup d’autres.

    -Et que pensez-vous de chlore dans l’eau potable et de l’incendie du hangar ?

    -Le chlore ? Une fausse manœuvre des responsables, quant à l’incendie, c’est vrai qu’il est suspect, nous avons failli être asphyxiés, mon épouse surtout, elle a déjà des problèmes de respiration.

    -Le chalet des Barrettes est toujours débout ?

    -A ma connaissance oui, vous voulez faire un tour dans les bois, le chemin n’est pas terrible, les chasseurs ont des 4/4 maintenant, mais comme il fait sec, deux petits kilomètres, vous ne pourrez pas le visiter, il est fermé à clé, les jeunes allaient faire y faire des conneries.

    -Qui a la clé ?

    -Les chasseurs de Montlieu, le président c’est le fils du notaire, Didier Margon.

    -Je n’ai pas l’intention d’y pénétrer, juste le voir.

    L’ancien instituteur m’indique la direction.

    Les premiers hectomètres sont tout à fait praticables mais en bordure du bois, le chemin est dégradé, je préfère continuer à pied.

    Je me demande si je suis sur la bonne route, il me semble avoir parcouru au moins un kilomètre et toujours pas de chalet, et puis je regrette de ne pas avoir pris la voiture car, à part un passage un peu délicat, le chemin n’est pas si mauvais.

    Ouf ! Je distingue enfin la construction au fond d’une clairière où sont installés des bancs et une balançoire pour enfants.

    Le chalet en rondins ressemble à la cabane de Hans, il a certainement reçu une couche de vernis récemment, il brille au soleil.

    Dire que c’est dans cet endroit tranquille que le drame de la famille Mazard a débuté, Bouboule mitraillé…

    Je fais le tour de la construction, la porte arrière s’ouvre directement dans la forêt, c’est par là que les maquisards se sont échappés. En examinant la façade avant, je distingue nettement des impacts de balle.

    Je reste quelques minutes immobile avant de redescendre, curieusement, j’ai l’impression que le retour est moins long.

     


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