• La mémoire oubliée

     

    Toujours persuadé que les menaces adressées à Roger Pierret ont un rapport avec les années 43/44, je prends rendez-vous avec le curé de Préval. Le bourg de Préval est particulier, c’était le siège de plusieurs tuileries et briqueteries maintenant fermées, mais subsistent les cités ouvrières et une haute cheminée. Les gens des environs surnomme Préval, la cité rouge, non seulement pour la couleur de ses habitations et de la cheminée mais également en raison de la couleur politique de la municipalité depuis la Libération. La population est composée en majorité de descendants d’émigrés, Italiens surtout, et Polonais. Le maire actuel, Raymond Galetti, est professeur dans un lycée professionnel, contrairement à ses prédécesseurs, ce n’est pas un communiste pur et dur et, avec son équipe municipale, il met tout en œuvre pour redynamiser la commune, sur les friches des usines disparues, se sont implantées quelques entreprises, d’autres sont attendues. Le curé de la paroisse, l’abbé Gaudot est arrivé à Préval en 1942, c’était un jeune vicaire nommé en remplacement d’un vieux curé qui venait de décéder. Diplomate, il parvenait à composer avec la Municipalité. On raconte qu’en 1946, il a réussi à éviter qu’une rue du bourg porte le nom de Staline en proposant plutôt Stalingrad, son comportement patriotique durant l’occupation avait joué en sa faveur.

    Le curé a plus de soixante ans, il exerce encore son ministère avec autorité, se déplace dans une voiturette sans permis, parvenant à glisser sa longue carcasse dans l’habitacle.

    -Figurez-vous que je viens de faire un peu de vélo pour me dérouiller les jambes, mais c’est dangereux, les voitures vous frôlent à toute vitesse, des fous… Alors jeune homme, vous voulez faire des articles sur la résistance, dépêchez-vous, les survivants sont de plus en plus rares et beaucoup perdent la mémoire, qui avez-vous vu déjà ?

    Je lui parle de Simon Chauby.

    -Un peu sectaire mais c’est un brave garçon, il faisait partie d’un groupe de maquisards de tendance gaulliste, alors que ceux de Préval étaient communistes, il y avait quelques frictions entre ces deux obédiences, dommage, l’union sacrée aurait été profitable, mais bon, il y avait de fortes têtes de chaque côté…Vous restez à déjeuner, à midi pile, je dois avoir les pieds sous la table.

    Difficile de refuser et d’ailleurs l’abbé n’attend pas ma réponse, il appelle sa gouvernante.

    -Agnès, vous préparez un troisième couvert, monsieur Passy déjeune avec nous.

    -Comment se sont comportés les maires de ce canton ?

    -Celui de Préval a été déporté début 44, il n’est pas revenu de l’enfer, celui de Montcy, entre nous, sous une apparente soumission à Vichy a rendu bien des services à la résistance.

    -Et celui de Champbourg ?

    -Pourquoi cette question ? Pour l’avoir rencontré plusieurs fois à cette époque trouble, je pense qu’il avait la fibre patriotique et qu’il souffrait de voir la France sous le joug nazi mais que pouvait-il faire, il était âgé, c’est mon confrère d’Oberville qui avait la charge de Champbourg, une paroisse rurale très pratiquante à cette époque, c’est du passé.

    -Qu’avez-vous pensé de sa mort brutale ?

    -Une crise cardiaque, c’est évident, il était énorme, je le voyais lors d’obsèques dans le secteur.

    -Et l’accident de son fils Charles ?

    -Il aurait pu mourir dix fois avant sa chute fatale, il conduisait dans des états ! Cet accident n’a surpris personne…Revenons à Auguste, il y a une vingtaine d’années, je suis appelé au chevet d’une mourante, la dame me donne une enveloppe contenant un billet de banque, me demandant de dire des messes en sa mémoire, je suis étonné, elle ajoute dans un souffle, il a sauvé mon fils…

    Le vieux curé se lève, la table est dressée dans la salle à manger.

    -C’est vendredi, vous aimez le poisson ?

     

    Une truite meunière parfaitement cuisiné, je félicite la cuisinière.

    -Un avantage d’être curé, je mange du poisson fraîchement pêché, du gibier fraîchement tué, des œufs du jour, de la crème fraîche, l’abstinence oui, mais seulement au temps du carême…

    C’est au dessert que nous revenons à ma préoccupation.

    -Au sujet de la mourante, je savais que son fils avait fait partie du groupe Oural puis qu’il avait rejoint un autre groupe mieux structuré.

    -Que sont devenus les autres membres du groupe Oural ?

    -Beaucoup ont été fusillés ou déportés, peu sont revenus, le dernier Prévalais est mort le mois dernier, je sais que Gino Baldo de Montlieu est encore en vie, mais il paraît qu’il perd la tête, le brave homme.


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