• La fontaine de jouvence

    Jean-François Delacour semblait heureux de ma décision, je lui avais pourtant précisé que je venais uniquement en repérage, je ne pouvais lui assurer un reportage sur Morigny et sur l’eau de sa fontaine, d'autant plus que pour ce genre de travail, il me fallait l'aval du patron,  je dois savoir surtout qui sont les citoyens que je risque de trouver en face de moi, il faut toujours être prudent avant de prendre plus ou moins parti.

    Je comprenais rapidement la raison qui ne m'a jamais incité à faire une excursion dans ce village, la petite route que j'emprunte après avoir quitté la nationale est dans un état lamentable, elle est truffée de nids de poule énormes, il faut faire du slalom pour les éviter. Par endroit, le bitume est soulevé, fendu, l'herbe commence à pousser au milieu, j'imagine cette piste en hiver, impraticable.

    Enfin, à travers une brume de chaleur, j'aperçois des toits, un mélange de tuiles et d’ardoises. L’entrée du village est un peu meilleure, des graviers récemment répandus crissent sous  les roues. Une porcherie se devine à l’odeur, quelques fermes, puis une place ombragée. Le bâtiment allongé qui se trouve sur cette place doit être la mairie-école, une inscription illisible orne le fronton.

    Comme indiqué par Jean-François, je tourne à gauche, la rue est étroite, aucun trottoir, je rase les maisons dont beaucoup ont des volets clos, une grosse ferme, des gamins me regardent passer puis je plonge vers une autre place, sur la droite, je ne peux rater la maison fleurie, je contourne d'énormes tilleuls et m'arrête à côté d'un abreuvoir transformé en jardinière, plusieurs personnes sont assises sur un banc, à l'ombre d'un  marronnier.

    - Laurent, tu nous as trouvés facilement?

    - Avec tes indications,  impossible de perdre la boussole.

    - Madame Louyot, ma tante.

    - Simone pour les amis.

    Je m'attendais à voir une dame âgée, la tante doit avoir dans les soixante ans, elle est vêtue d'une robe bain de soleil assez décolletée, yeux rieurs, visage coloré, bien potelée, ce doit être une bonne vivante comme disent les gens d’ici.

    - Mon épouse Adeline.

    Bien bronzée, traces du soleil  de  Côte d'Ivoire je suppose, longs cheveux noirs, origine Espagne ou Italie, regard inquisiteur, bouche pincée, pas vraiment sympathique au premier abord.

    - Et voici madame Gaston, une voisine.

    - C'était le prénom de feu mon mari, tout le monde m'appelle ainsi depuis toujours, c'est donc vous le journaliste de la Gazette, c'est vous qui signez Laurent Passy? Je vous connais bien, je lis tous vos articles, surtout quand vous parlez des procès au tribunal, c’est souvent comique, ça donne envie d’aller voir de près.

    Bavarde la brave dame,  cheveux blancs, ridée comme une vieille pomme, elle doit faire partie des buveuses d'eau.

    -Sérieusement dégradée la route !

    - J'aurais dû te dire de passer par Avigny, elle est plus longue mais nettement meilleure, tu la prendras pour le retour.

    Jean-François m'entraîne vers une petite porte, sa tante nous précède et nous fait entrer dans une véranda envahie de fleurs et de plantes grasses.

    - J'ai dit à Adeline de s'occuper de la mère Gaston, cette vieille curieuse est aux aguets et répète tout à son petit-fils... vous avez constaté l'état de délabrement de notre village? Et encore vous n'avez rien vu, d'autres quartiers sont carrément en ruines, c'est triste de voir des maisons s'écrouler, de penser aux gens qui vivaient entre ces murs à présent effondrés, quand vous voyez l'intérieur de ces pièces éventrées, les vieux papiers peints en lambeaux, les parquets, quand vous imaginez tout ce qui s'est passé dans ces  habitations durant des années, des naissances, des morts, des rires et des larmes.

    Poétesse la tante Simone, elle à raison, ces vieilles bâtisses ont connus des événements que les bâtiments modernes ne connaîtront jamais ou rarement.

    - Jean-François vous a raconté ce qui se passe chez nous, des salauds  veulent nous voler notre fontaine.

    - Oui, et également un crime.

    - Tous les mêmes les reporters, c’est pareil à la télévision, le sang les attire... un crime, c'est une supposition, une disparition mystérieuse, une femme, et pas n'importe qui, Anne Parély.

    - Pourquoi dîtes-vous, pas n'importe qui?

    - Le père d'Anne, Paul Parély avait épousé Lucie de Gaujard, la fille du château, les de Gaujard étaient les seigneurs des lieux, Madame Parély, Lucie, vit encore, son mari est décédé depuis plus de vingt ans, ils avaient deux enfants, Alexandre tué dans un accident de voiture et Anne...disparue... Le garçon s'est marié, il a eu une fille, sa veuve et la gamine habite à Reims. Anne ne s'est jamais mariée, pourtant elle avait de nombreux prétendants, jolie, intelligente et riche. Elle vivait également à Reims, dans un appartement voisin de celui de sa belle-sœur, il y a six mois, elle a disparu, sa mère ni personne ne  la plus jamais revue, les policiers de Reims ont enquêté sur cette disparition, sa voiture a été retrouvée du côté de Châlons, non loin de la Marne, ils ont conclu à un suicide, mais le corps n'a jamais été retrouvé, la rivière était en crue et ils ont supposé qu’il avait été charrié vers la mer. La maman  d’Anne est persuadée que sa fille ne s'est pas donnée la mort, je suis de son avis, Anne était une fille solide, les pieds sur terre, elle adorait sa nièce, s'entendait parfaitement avec sa belle-sœur, savait que sa maman avait encore besoin d'elle, elle n'a laissé aucune lettre et n'avait jamais connu de périodes dépressives, une battante, le suicide est impensable.

    - Et que supposez-vous?

    - Qu'elle a été assassinée, elle était devenue une entrave pour les magouilleurs, ils n'ont pas hésité...

    - C'est  une accusation grave.

    - Je sais... j'aimerais que vous rendiez visite à Lucie, elle vous apprendrait beaucoup d’autres choses.

    - Qu'en penses-tu Laurent? Tu as un peu de temps?

    J’accepte de rencontrer cette dame, par curiosité aussi... une sorte de châtelaine, et puis cette disparition mystérieuse cache peut-être une affaire importante, quoique, il faut toujours se méfier dans ces histoires de disparitions, j'ai connu des cas de personnes volatilisées qui, finalement, avaient décidées de couper les ponts avec un entourage envahissant, cette sorte de fuite est surtout pratiquée par les hommes. Quand aux suicides, combien de proches disent la même chose: solide, équilibré, bien dans sa peau, comment peuvent-ils en être aussi sûrs.


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